Trois heures qu’il marche. Le soleil s’est bien installé dans le ciel. La route étroite serpente dans la campagne. Il ne veut pas encore lever le pouce, arrêter une voiture et tracer vers le nord.
Il n’a plus de nom, ou alors il l’a oublié depuis longtemps. Si on le questionne, il prendra l’avis du vent. Si sa bouche souffle sur son épaule gauche, il répondra : Jack ! Si son haleine crapahute sur les haies à droite, il répondra : William !
Depuis ce matin, le vent lèche le plus souvent son flanc gauche. Il se prénomme donc Jack…
Jack sur la route, comme le pote Kerouac, le « vagabond céleste », pense à l’autre voyage, celui qu’il lui faudra entreprendre un jour prochain, celui que nous devons tous entreprendre. Ah, la gueule de Charon, la même que celle d’Albert, le vieux pompiste de la station du Chinois. Un visage tout en plis, une chiffonnade de chair burinée saupoudrée de poils blancs. Charon fume-t-il lui aussi des Boule d’Or ? Ou une pipe en écume au fourneau sculpté en tête de marin ? Pour un bien étrange capitaine…
Jack aime l’idée de partir en barque dans la brume du petit matin. Le clapotis lancinant de la perche du Passeur… Le bruit de soie froissée de l’eau sur la coque de l’embarcation. On se laisse aller, on s’abandonne, on meurt presque avant de toucher le rivage.
Ah, putain, la mort est-elle la fin du voyage ou le début de la Grande Transhumance qui ne mène nulle part qu’à elle-même ? Et Serena a-t-elle débarqué sur un rivage fleuri ? A-t-elle trouvé enfin le remède à l’angoisse qui la minait ?… Jack ferme les yeux pour éteindre la douleur à l’affût.
Adossé à un arbre, il hume des parfums qui échauffent le ventre, ramènent à la vie. Dans son sac, une bouteille de Coca zéro dort enroulée dans une serviette de bain.
Il n’aurait pas craché sur un bon vieux whisky vieilli en fût de chêne – ou même pas vieux du tout – mais la marche ne s’accommode pas de l’alcool. Et puis l’alcool, ça fait ressurgir les fantômes…